Le 33e fauteuil est libre depuis quelques semaines à l’Académie française : Michel Mohrt a tiré sa révérence peu après l’Assomption. C’est l’occasion de revenir sur l’élégance particulière de l’écrivain, que les biographes sérieux n’évoqueront pas.
J’ai connu Michel Mohrt à la fin de sa vie, n’ayant pas eu moi-même l’occasion de naître en 1914, de voir deux guerres mondiales, d’assister à la disparition concomitante de l’empire français et du costume trois pièces (tout ça, c’est à cause du chauffage central). Bref, je ne sais pas si Michel Mohrt fit appel aux services de Stark & sons pour la confection de l’habit vert, mais à l’époque de son élection à l’Académie en 1985 il était client chez Anderson & Sheppard depuis un bon quart de siècle, et se contenta sur la fin de sa vie, comme il convient à un gentleman, de « finir » sa garde-robe et ses chemises de chez Hilditch & Key, sans prêter plus d’attention qu’il n’en fallait aux modes passagères.
Au choix d’Anderson & Sheppard n’avait probablement présidé aucun sentiment d’anglophilie : les gens de cette génération-là avaient encore un gros morceau de Mers el-Kébir en travers de la gorge. Mais l’anglomanie, elle, n’a jamais quitté les européens du continent, et il paraissait normal, à celui que ses affaires appelaient régulièrement outre Manche, de s’habiller chez un tailleur londonien. Ce tropisme me semble avoir été aussi solidement ancré dans cette génération qu’un cotre de pêche dans la baie de Locquirec.
Il me suffit, pour m’en convaincre, de me rappeler deux costumes jumeaux, des sister ships aurait-on dit dans la marine de sa majesté, celle qui faisait le coup de feu en 1940 un peu partout en Méditerranée. Ces deux costumes, je les vis à quelques années d’intervalle sur les épaules de Maurice Druon et de Michel Mohrt. Il s’agissait dans les deux cas d’un costume croisé six boutons, poche ticket, taillé dans un tissu en laine à motif caviar. Si les grincheux ont raison de se plaindre que, chez Anderson & Sheppard, « c’était mieux avant », alors ces costumes-là dataient assurément d’avant. Car chacun d’eux était digne de représenter un sommet du drape cut.
Avec ça, pour un œil non exercé, ce costume, et tous ceux que je vis portés par Michel Mohrt, restaient d’une discrétion si parfaite, et d’un caractère si intemporel qu’il était absolument impossible de deviner seulement la décennie durant laquelle ils avaient été fabriqués.
Même dans la décontraction forcée du très grand âge et de la mobilité réduite, l’académicien conserva toujours cette élégance discrète qui lui faisait juger la production d’Arnys, ses voisins de quartier, par trop affectée. Lui, au contraire, avait cette vision de l’élégance héritée de Brummel, qui voulait qu’elle cessât du moment qu’on la remarquait.
C’est à l’aune de ce principe, sans doute, qu’il ne s’étendait guère, dans ses propos, sur l’élégance masculine. Il donna pourtant au Figaro une distrayante chronique, intitulée Le Pli du pantalon, qui emmenait le lecteur de l’autre côté de la Manche pour y découvrir l’origine mystérieuse de l’invention éponyme.
Qui sera élu pour succéder à Michel Mohrt au fauteuil numéro 33 ? Il y avait succédé, entre autres, à Maxime du Camp, Paul Bourget, Edmond Jaloux, Marcel Brion, et bien sûr, au plus célèbre de ses prédécesseurs, Voltaire (numéro un de la postérité, d’une courte tête, devant Saint-René Taillandier, drivé par l’éditeur Jouaust, et Barbier d’Aucour en embuscade). On peut parier toutefois que, homme ou femme, il s’agira, à la ville, d’un académicien sans cravate, l’air d’un éternel vacancier ou d’un leader politique iranien.
Mais d’ici-là, et pour finir en feux d’artifice, voici un extrait de La Prison maritime, publié par Gallimard en 1961, dans lequel apparaît le personnage secondaire d’Arthur Saint-Arthur. Ce personnage est inspiré d’un écrivain et aventurier aujourd’hui oublié, Auguste Gilbert de Voisins, que le tout jeune Michel Mohrt avait croisé en villégiature sur la côte bretonne, et qui l’avait sans doute marqué durablement. Qu’on en juge :
« La nuit était douce, presque chaude, et [Saint-Arthur] déclara qu’elle lui rappelait des nuits d’Espagne. Avec son éternel smoking, il portait un panama curieusement cabossé, que je lui avais vu dans la journée. Ses escarpins vernis, ornés d’un noeud de faille noire, découvraient des chaussettes de soie. Les chaussures d’Arthur Saint-Arthur m’étaient un sujet quotidien d’émerveillement. Qu’elles fussent basses et lacées, ornées d’une languette de cuir effrangée, maintenue par une courroie à boucle de métal, ou bien hautes et à boutons, comportant une tige de drap souple, elles étaient toutes d’un cuir usé, craquelé, couturé de fines gerçures, comme pour avoir été frotté trop souvent par les brosses et les chiffons, enduit de pâtes et de cirages. J’aurais dû préciser quelques-uns des détails qui agrémentaient les costumes du grand homme. Les manches de ses vestons comportaient presque toutes un revers de même tissu qui, plaqué contre la manche, s’en distinguait à peine, et de petites poches s’ouvraient çà et là, à des emplacements imprévus. Certain pantalon de cheval en tissu à pied-de-poule, porté avec une veste d’un roux violet à boutons de cuir, fendue derrière jusqu’à la taille, m’éblouit. Je ne crois pas que les propos de l’écrivain m’eussent paru aussi remarquables si je n’avais été subjugué par l’élégance de l’homme. »
Ah ! La baie de Locquirec !
Michel Mohrt, c’était plutôt Erquy.
Merci, vraiment, pour cette belle évocation.
Belle évocation, oui.
Merci