De la patine et du temps

Il y a quelques semaines, je suis passé par hasard devant la boutique à peine ouverte à l’enseigne Upper shoes[1] dans la rue Caumartin, à Paris. Quelques paires de souliers Lobb et Green en vitrine invitaient à entrer pour en voir davantage. A peine étais-je à l’intérieur que l’un des managers, présent ce jour-là, me demanda sur un ton admiratif si je cirais moi-même mes souliers. Oui, dame ! Imaginait-il que j’avais les moyens de payer les services d’un maître d’hôtel ? Et le manager d’appeler son collègue pour lui montrer la belle ouvrage.

Edward Green

L’objet de cette admiration ? Une vieille paire de mocassins Edward Green, du modèle Montpellier, ressemelée deux fois, gercée par les ans, l’excès de pâte et le défaut de crème, trempée maintes fois par la pluie et même griffée par le sable des plages bretonnes ! Cette paire a subi tout ce qu’il ne faut pas, jusqu’au port renouvelé d’un jour sur l’autre, à de nombreuses reprises. Mais la patine du temps et quelques glaçages épisodiques[2] ont fini par donner au cuir la profondeur spectaculaire d’un vieux meuble ciré.

Le Montpellier est un saddle loafer classique dont le fabricant semble avoir cessé la production pendant quelques années : je ne le voyais plus, et puis, surprise ! le voici dans les pages du nouveau catalogue, en ligne sur le site Internet d’Edward Green. Il était, et reste probablement, monté sur la forme 184. J’en achetai une paire, de couleur chestnut antique, chez Old England où un antique vendeur surnommé Gepetto me fit l’article. Il m’expliqua aussi, ou fut-ce l’un de ses collègues à une autre occasion, que pour « antiquer » les souliers neufs de couleur marron, les vendeurs chez Old England réalisaient un cirage léger avec de la pâte bleue.

J’ai retrouvé, au fond de la boîte à chaussures que j’avais conservée, la facture désuète de la maison Old England, imprimée à l’encre bleue sur un fin papier rose, complétée au crayon d’une grande écriture qui devait être celle de Gepetto. Elle est en Francs, cette facture, et me rappelle que ladite paire de Green m’avait coûté 2 750 Francs, à quoi s’ajoutaient 350 Francs pour une paire d’embauchoirs et 50 Francs de cirage.

Le taux de conversion en Euros est bien oublié depuis cet achat, et il me faut faire quelques recherches pour calculer que le prix était donc légèrement inférieur à 420 Euros. C’était en novembre 1996. Je ne discuterai pas ici de l’intérêt ou non d’acheter des souliers chers. Mais j’observe, en matière de patine, que le temps et l’usage font mieux que tous nos efforts pour transformer lentement l’utile en esthétique.


[1] Le distributeur lyonnais multimarques vient en effet d’ouvrir son premier point de vente à Paris.

[2] Le glaçage d’un mocassin, même relativement habillé, reste sujet à controverse : les puristes estiment, à juste titre, qu’un glaçage contredit la nature même d’un modèle de soulier décontracté… Au diable les puristes !

4 réponses à “De la patine et du temps

  1. Ce remerciement me touche particulièrement car je tiens votre blog pour l’un des meilleurs qui soient, toutes langues confondues, sur le thème, ou peut-être plus exactement sous le prétexte, de la mode masculine : le lecteur y vient pour de futiles lectures, avant de s’apercevoir qu’il y a là beaucoup plus que des goûts et des couleurs.
    Bien à vous.

  2. M’est-il permis, messieurs, de vous remercier tous deux ? Je lis vos billets avec un grand plaisir, précisément pour les raisons invoquées par Philippe : tout ce à quoi la mode – ou l’élégance – masculine peut servir de prétexte…
    Bien à vous.

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *