Tassel loafer II : gentrification du chic décontracté

Le tassel loafer, je suis tombé dedans quand j’étais petit, les lecteurs du précédent article à ce sujet l’auront deviné. Dans ce second article, j’ai promis du pathos, alors commençons par raconter l’un de nos chers disparus, ça fait toujours pleurer dans les dressings.

Thierry Duhesme, vous vous souvenez ? non ? il était Monsieur Crockett & Jones en France, dans les années 1990, avait fait découvrir ce superbe fabricant aux français, avant d’ouvrir la première boutique sur le continent en 1998. Mort prématurément en 2003, il laisse le souvenir d’un homme de goût et d’un grand collectionneur de chaussures.

Je ne sais pas combien de centaines de paires de chaussures étaient alignées à même le sol, en plusieurs rangées, le long des murs de son appartement, mais je me souviens qu’un reportage pour la télévision avait filmé ce musée vivant. A la question prévisible : « Quelle est votre paire préférée ? », le collectionneur avait répondu sans hésiter en saisissant une paire de tassel loafers d’un classicisme absolu, d’une jolie patine brune, en expliquant que la forme de son pied avait évolué et qu’il ne portait plus guère cette paire-là, mais qu’elle demeurait sa préférée.

L’homme avait pour habitude de s’habiller de façon plutôt décontractée, mais cela ne signifie pas qu’il faille cantonner le tassel loafer au look preppy, jeans ou pantalon de velours et veste en tweed. Certes, pampilles riment avec filles, pompons avec garçons, glands avec enfants. Bref, tout ça sent l’âge tendre, la cour de récréation plus que la moquette épaisse des bureaux de direction.

Et pourtant, si l’on regarde l’actuel Prince de Galles, on trouvera le plus souvent à ses pieds, sous un costume croisé de chez Gieves & Hawkes, une paire de mocassins à pampilles. C’est un peu fort de thé, certes, mais si le costume est en gabardine de coton, ça fonctionne très bien.

En effet, le secret de l’association réussie tassel loafer-costume réside dans le caractère sinon décontracté, du moins pas-trop-habillé, du costume. Autrement dit, il faut éviter à tout prix le costume trois-pièces dans ce cas-là. Mais on peut à peu près tout se permettre avec un costume droit, même des tassel loafers noirs.

Et là, je sens des sourcils qui se froncent devant l’écran : quoi ? du noir ? non, bien sûr, il ne faudrait pas, mais c’est tellement bon. A titre de témoignage, j’ai observé à l’extrémité de mes paires de John Lobb de couleur noire une décoloration naturelle, au fil du temps et des glaçages successifs, sans l’aide d’aucune crème ni alcool quelconque. Une décoloration bio, en somme ! qui conduit à une effet mordoré, dans les gris pâle, à l’avant de la tige, là, vous voyez ? sous le glaçage. C’est vraiment du plus bel effet. Comptez une demi-douzaine d’années avant d’en arriver là, tout de même. Comptez aussi que le modèle JL n’est plus proposé qu’en commande spéciale, et que le tassel loafer actuellement dans la gamme ne lui arrive pas à la cheville — c’est une image.

Bref, le tassel loafer se marie aux vêtements portés, non par son style propre, mais par la plus ou moins grande finesse de son patron et par le choix de peausserie. En la matière, le veau velours reste un grand classique du tassel loafer, ultime étape avant de sortir dans la rue chaussé de slippers.

Je n’en suis pas là, et ma « paire préférée » ressemble à cette banale paire de tassel loafers désignée par le regretté Thierry Duhesme, que seule la patine du temps et un glaçage léger font sortir du lot et d’une bonne douzaine d’autres paires du même type. Mais sortir de beaucoup !

Si je la regarde plus en détail (voir l’illustration), j’y vois une paire de Weston d’un cuir baptisé Mélèze, achetée rue de Rennes en septembre 1994 (vendeur Jean-Paul Hofflin) pour la somme de 2710 francs (ne sortez pas les calculettes, ça fait 413 euros). J’avais vendu quelques aquarelles à Alexander Preston pour décorer les salons d’essayages de sa première boutique John Preston, rue de l’Assomption, cela ne nous rajeunit pas… Le cuir a joliment tiré sur le rouge en se patinant, et les couches de glaçage successives ont donné à la tige des souliers un air de vieux meuble, bois profond et sensuel dans les nuances duquel l’œil se perd avec volupté. Trois ressemelages au compteur, tout de même.

Trêve de considérations personnelles, si je devais formuler un dernier argument, particulièrement sournois parce que faisant appel aux instincts les plus paresseux, en faveur d’une adoption du tassel loafer élargie aux quatre premiers jours de la semaine, je dirais ceci. Lorsque vous en aurez assez de perdre du temps avec une paire de lacets à chaque fois que vous cirez vos chaussures, vous jetterez peut-être un regard différent sur les possibles alternatives.

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