Nom d’une pipe ! ou quand un accessoire passe de mode

Ca charbonne à l’approche de Noël, les rues sentent le feu de bois et les marrons grillés, il est temps de ressortir sa pipe et son Amsterdamer pour participer à la flambée, y ajouter quelques volutes sucrées. Oui, mais… Il y a belle lurette que l’Amsterdamer n’est plus le tabac des étudiants[1], et que la pipe se classe au rayon des accessoires ringards, quelque part entre le fixe-chaussettes et le tire-manche (on ne trouve même plus cet article chez les fabricants français, de sorte que je suis bien en peine de traduire ce que les fabricants britanniques nomment encore : armbands et que le terme de « brassard » trahit par son acception plus limitée).

Cary Grant

Certes, la pipe n’est pas à proprement parler un accessoire de mode, mais elle participe si intimement de l’apparence de celui qui la fume qu’elle la détermine de façon sensible, et la résume parfois à elle seule. Qu’on pense ici à quelques personnages de fiction : Philip Mortimer, Jules Maigret, ou encore Sherlock Holmes. On peut ici déjà distinguer ceux des fumeurs qui en utilisent toujours le même type, voire le même modèle, tels Mortimer ou Holmes, de ceux qui en changent plus encore que de chemises, tels Maigret (à l’image de son créateur, le commissaire en possède une vaste collection, dont il sait d’ailleurs parfaitement lesquelles conviennent le mieux à sa silhouette, ainsi lorsqu’il sélectionne « une grosse pipe qui s’harmonisait avec sa face empâtée »[2]).

Quoiqu’il en soit, et pour introduire quelques considérations techniques dans ces lignes, on classe les pipes en deux grandes catégories : les pipes droites et les pipes courbes. Ou encore, dans des termes reconnus par tous les pétuneurs du monde : les straight et les bent. La pipe des séducteurs est (était) plutôt straight que bent (vous avez dit Symbole phallique ?). Il faut admettre que cette dernière donne un air plus sportif, plus viril. Elle est (était) celle des ducs et autres princes anglais. Comme elle a tendance à juter davantage, les fumeurs qui ont troqué l’élégance pour le confort lui préféreront la bent. Ceux-là ont renoncé à séduire.

Car, encore à l’époque où se déroule la série Mad men, il ne semblait pas incongru de voir un publiciste reconnu poser pipe-au-bec, le genre mâle distingué, la quarantaine sportive et les tempes argentées d’un Cary Grant. Lequel a parfois, lui aussi, posé avec une pipe (notre photo), mais guère au-delà du début des années 1960. En fait, nombre de jeunes premiers à Hollywood, avant les années 1960, s’affichaient ainsi avec une pipe sur des clichés de studio. Quand cela est-il devenu impensable ? Sans doute assez vite, et dès la décennie suivant la pipe semblait out.

A quoi tient qu’un accessoire se démode ainsi ? l’âge du capitaine, dans une société « jeuniste » comme jamais, est probablement une des explications : l’âge moyen du fumeur a avancé, les nouvelles générations ont adopté la cigarette, plus pratique et moins salissante, et rapidement la pipe est devenue un truc de vieux cons. Une autre explication tient à l’abandon de la pipe par les « leaders d’opinion » et autres figures médiatiques à valeur d’icônes pour les fidèles de la mode : ouvrez aujourd’hui les magazines de mode ou la presse people, vous n’y verrez guère l’ombre d’une pipe. L’interdiction de fumer dans les lieux publiques, quant à elle, est probablement étrangère à cette évolution, d’abord parce qu’elle est postérieure au déclin de la pipe, ensuite parce que le cigare, pour ne prendre que ce contre-exemple d’un autre truc plutôt masculin et malodorant, n’a pas connu, lui, le même déclin ni la même perte d’image.

Bref, il en va des accessoires comme du reste : ils se démodent, mais suivant des cycles plus longs et moins prévisibles que l’essentiel de la garde robe. Telle paire de boutons de manchettes de la belle époque, pour peu que les poignets mousquetaires connaissent un renouveau, sera parfaitement dans son époque un siècle après sa fabrication. En fait, la seule règle avérée semble la suivante : un accessoire de mode masculine passe de mode quand les femmes de vingt ans cessent de désirer sortir au bras d’un homme qui le porte.


[1] C’est tellement vrai, qu’aujourd’hui l’introduction du mot dans un célèbre moteur de recherche sur le web fait ressortir avant tout une marque de vélos hollandais.

[2] SIMENON George, La Danseuse du Gai-Moulin, éditions Fayard, Paris, 1931.