L’art d’être pauvre

De l’art d’être pauvre est d’abord le titre d’un livre[1], écrit par Boni de Castellane sur le versant mal exposé de son existence, qu’il descendait après avoir perdu femme et fortune à l’issue de son divorce. Lui qui avait passé, au sommet de la société parisienne, assez d’années pour épuiser les vains plaisirs du paraître, à 39 ans il allait devoir apprendre à travailler pour vivre, et chichement encore ! c’est-à-dire sans les yachts ni les longs voyages à travers le monde qui étaient et demeurent largement les loisirs ordinaires des fortunes extraordinaires.

Impression cheviot levant

J’ai repensé au livre de Boni de Castellane, il y a quelques semaines, quand le hasard et les circonstances m’ont poussé à chiner un pardessus qui devait avoir plusieurs décennies au compteur. Mais quel pardessus ! le genre qui vous fait songer à regret : j’arrive trop tard. Ou encore : le meilleur est derrière nous.

Imaginez la scène. Vous empruntez une petite rue des marches du quinzième arrondissement de Paris, à votre gauche une longue vitrine sans âge ni charme, derrière laquelle on vend des objets et vêtements usagés au bénéfice de la paroisse voisine. Ce que nos voisins britanniques nommeraient un thrift shop. Emmaüs en moins crapoteux, si vous préférez (notez que j’applaudis des deux mains le travail formidable d’Emmaüs, mais ça ne correspond pas vraiment à ma définition du glamour). Et là, sur un cintre en plein milieux de la vitrine, quelque chose attire votre œil : un magnifique pardessus en tweed, d’un style si britannique que ni Burberry, ni même Acquascutum, en plein revival, ne l’oseraient plus aujourd’hui. Bref, aussi démodé qu’indispensable.

Une mystérieuse étiquette surgie du passé

Vous poursuivez votre chemin, mais pas longtemps parce que tout de même. Vous revenez sur vos pas : une emmanchure marteau ! La dernière fois que vous en avez vu une sur le continent, c’était chez Arnys, quand la maison de la rue de Sèvres avait encore le bon goût de produire un modèle de pardessus baptisé « Clémenceau », hors de prix mais splendide. Et là, vous voyez l’étiquette cousue sur la doublure du pardessus que vous êtes retourné voir de plus près, et qui vous tient ce langage :

Burberrys’

Made expressly for Arnys

PARIS

Le pardessus n’a pas besoin de vous faire de grands signes de ses larges manches taillées pour le voyage, vous entrez pour toucher cette pièce d’exception… Enfin, vous, je ne sais pas, mais moi c’est ce que j’ai fait sans réfléchir davantage. Sauf qu’il était dix-neuf heures, que le magasin allait fermer, et qu’y entrer me demanda force sourires et prières. Mais une fois dans la place, je n’ai pu que constater que le plumage se rapportait au ramage : non seulement le tissu, la coupe, le montage étaient superlatifs, mais encore le vêtement était comme neuf. Ni usure, ni mitage, on l’eût dit encore en période de rodage. Petit détail, cerise sur le cheviot : il était à ma taille. Vous devinez la suite.

C’est la première fois depuis des années que je me laisse aller à un achat d’impulsion, que d’ordinaire je m’interdis en matière vestimentaire. Bien sûr, si j’en avais encore les moyens, je commanderais chez Arnys, je veux dire Berluti, un Clémenceau pour vingt ou trente fois au moins le prix modique de ce pardessus. Mais nécessité fait loi, ou au moins règle de conduite en matière d’achats vestimentaires.

Ce qui me ramène à Boni de Castellane, c’est que je me demande soudain si, à sa mise trop voyante des années 1900 (qu’on se rappelle ce portrait d’un poseur, par Nadar, présent dans nombre de livres consacrés à la mode masculine, ou encore ce jugement de Cocteau : « l’élégance de Boni de Castellane se voit ») n’a pas succédé, grâce au revers de fortune évoqué plus haut, une élégance plus sage, plus conservatrice, au sens où les vêtements sont conservés davantage, et finalement plus grande, de celles qui ne laissent pas à l’observateur le seul souvenir d’un veston trop neuf, mais, au contraire, d’un chic tranquille, confortable et sans effort. Même si le propos déplaira aux marchands, une consommation modérée participe de cette dernière forme d’élégance. Il est parfois bon d’être pauvre !

Boni de Castellane par Nadar

[1] Réédité par Tallandier en 2009 dans la collection Texto.