Les habitués de la rue du mont Thabor, à Paris, ont pu constater que deux fonds de commerce avaient changé de mains en l’espace de quelques années : au numéro 1, le pub Carr’s a fermé ses porte et un restaurant sino-tendance lui a succédé, qui propose une cuisine « gastronomique chinoise élégante et contemporaine » ; sur le trottoir et dans un style opposés, au numéro 12, dans une discrétion tout helvétique, un tailleur a succédé à un autre tailleur, Emanuel Vischer à Francesco Rovito.
Il y avait en effet déjà un tailleur auparavant au numéro 12, le vénérable Francesco Rovito. Je me rappelle encore les vitrines, à cette époque pas si lointaine, d’un commerce qui semblait, lui, s’être figé quelque part entre les années 1960 ou 70 : petit théâtre de tweed poussiéreux, artistement drapé pour la semaine, quelques décennies plus tôt, elles abritaient des liasses de tissus hors d’âge et des photos jaunies d’improbables prototypes, qu’un Pierre Le-Tan aurait pu opportunément représenter pour illustrer un texte de Modiano.
C’est peu dire qu’Emanuel Vischer a fait souffler un vent de fraîcheur sur ce fond de commerce. Il faut plutôt parler d’une tornade, qui a emporté les meubles, la moquette et la poussière qui les recouvrait. Si on devait décrire le salon désormais, il conviendrait d’employer cette expression pourtant si galvaudée d’ « esprit loft », avec ce qu’elle suggère de dépouillement élégant. Le décor ne ressemble vraiment pas à celui d’un autre salon d’essayage parisien, l’ambiance y est moins feutrée, et c’est une heureuse alternative qui donne envie d’apporter une bouteille de muscadet pour improviser une dégustation d’huîtres à l’automne.
La première fois que j’ai rencontré l’hôte de ces lieux, à la fin de l’été, il portait un bermuda et une paire de babouches. Ses ancêtres ont dû se retourner sous les alpages. Mais qu’on ne s’y trompe pas, cette décontraction apparente cache une rigueur évidente dès qu’il s’agit de la garde-robe du client, si j’en juge par ce que j’ai vu du travail en cours, qui m’a heureusement rappelé celui de Gabriel Gonzalez, jusqu’à la pointe du col, ajouterais-je à l’attention des anciens clients de la place André Malraux, qui se souviennent du soin méticuleux qu’on y mettait à rabattre proprement des revers de vestes toujours impeccablement crantés.
Emanuel Vischer est suisse et ancien employé de Gabriel Gonzalez (puis de Cifonelli), comme le lecteur attentif aux lourdes allusions de l’auteur l’aura peut-être deviné ; son second est un ancien de chez Rousseau. Inutile de dire qu’on est là en plein dans la tradition de Joseph Camps, en particulier en ce qui concerne le montage des devants et des têtes de manches. Quant à son culottier, il est indépendant, comme le plus souvent à Paris, mais il s’agit, comme d’Emanuel, d’un jeune artisan prêt à en découdre, si l’on ose dire, autrement dit prêt à remettre son travail en question pour les clients exigeants.
En dépit de son héritage très marqué par sa formation, Emanuel Vischer se distingue de ses prédécesseurs par au moins deux traits stylistiques : l’épaule est plus douce (peu de padding, ou d’épaulette, si l’on préfère) et le bas du veston plus échancré (plus anglais), cela dit pour les clients qui ne sauraient pas très bien ce qu’ils veulent ou souhaiteraient connaître le style maison. A titre plus personnel, les goûts d’Emanuel Vischer ne sont pas sans rappeler ceux d’un Marc Guyot… Apparel Art fantasmé, pour faire court.
Lorsque j’ai rendu visite pour la seconde fois à M. Vischer, nous avons parlé davantage de technique (il a aussi eu la délicatesse de recoudre gracieusement une partie de la doublure du blazer que je portais ce jour-là, avec la spontanéité des vrais passionnés), après que j’eusse feuilleté un livre consacré à Arnold Böcklin[1], drôle d’intrus au rayon de la littérature sartoriale, assez bien représentée dans l’atelier.
Voici donc quelques détails sur lesquels Emanuel a insisté au cours de notre conversation.
- Les pinces des devants du veston sont légèrement en biais, ce qui permet de mieux épouser le motif éventuel d’un tissu, en particulier d’un tissu à rayures.
- Le col maison des vestons droits est un classique Camps, très subtilement ouvert et arrondi.
- Les têtes de manches, contrairement à la tendance, tirent sur le rond plutôt que sur l’ovale : Emanuel juge cette solution à la fois plus confortable et plus flatteuse.
- Les éventuels motifs du tissu sont redressés au niveau de la couture d’épaule qui sépare les devants du dos du veston, au lieu de se courber en direction du cou, ce qui est souvent le cas (probablement la différence se fait-elle au moment de résorber l’embu, lorsque les manches sont définitivement montées).
- Les devants sont très nets (on y reconnaît la formation de Gabriel Gonzalez, dans la tradition espagnole : on pourrait schématiser en disant que d’un côté de la Méditerranée les italiens privilégient des devants plus flous, vibrants, presque chiffonnés, tandis que de l’autre côté les espagnols préfèrent des devants sans un pli, sculpturaux, un rien militaires… Après tout c’est dans leur pays qu’on fabrique encore des armures en tissu destinées aux matadors).
J’en oublie sûrement au passage, mais ce n’est pas très grave, car arrivé à ce point de l’article j’ai déjà perdu 90% des lecteurs (trop long !). Alors concluons, presto. Faut-il y aller ? Peut-on se rendre en toute confiance rue du mont Thabor pour faire réaliser la prochaine pièce de sa garde robe ? La réponse est Oui, deux fois Oui, et j’espère bien vous y devancer !
[1] Arnold Böcklin est un peintre symboliste de nationalité… suisse, évidemment, mort en 1901.
C’est bien aussi d’avoir l’occasion de rendr une nouvelle fois hommage à Gabriel Gonzalez qui fût mon tailleur très longtemps
… Lequel Gabriel avait l’air en forme chez Guerlain, lors de la soirée organisée à l’occasion du lancement du livre d’Hugo Jacomet, en novembre dernier. Un peu comme les Compagnons de la chanson, il annonce souvent sa dernière saison et lance des adieux que je voudrais croire pour toujours infondés, tant j’aime sa profonde conscience professionnelle et sa générosité de passionné.