La sprezzatura, bis repetita

Ah ! Le brave sujet que voilà, qui donne son titre à la chronique du jour, j’ai nommé la sprezzatura : elle est de tous les traités d’élégance depuis quelques années, ne refuse aucun combat éditorial, en sort d’ailleurs toujours vainqueur parce qu’elle se situe au-dessus des partis, quand leur opposition n’est que de styles vestimentaires. Elle est devenue le mot à la mode, celui qui fait se pâmer les bloggeurs de tous les continents.

Et au fait, d’où vient-il, ce mot ? Tel l’étudiant en philosophie à court d’idées pour introduire son travail, commençons par un peu d’étymologie. Sprezzatura vient de… sprezzatura. Eh bien, voilà, tout est dit, parce que le mot est resté italien dans notre langue. Dommage, on pourrait créer le mot « sprezzature », ce serait joli, ça rimerait avec « allure ».

Contrairement à son petit-fils Lapo Elkann, Gianni Agnelli reste, quinze ans après sa mort, une icône de la sprezzatura, et la preuve qu’elle se conjugue aussi bien avec le business suit qu’avec le valpolicella.
Contrairement à son petit-fils Lapo Elkann, Gianni Agnelli reste, quinze ans après sa mort, une icône de la sprezzatura, et la preuve qu’elle se conjugue aussi bien avec le business suit qu’avec le valpolicella.

Quant au sens de la sprezzatura, lorsqu’il s’agit de lui en trouver un, les modeux moutonniers prennent ensemble le chemin de la Renaissance transalpine : faire preuve de sprezzatura (nonchalance) est, selon Baldassare Castiglione dans Le Livre du courtisan (Il Libro del Cortegiano, 1528), une des vertus essentielles de l’homme de cour. Il s’agit pour Castiglione « de fuir le plus que l’on peut, comme une très âpre périlleuse roche, l’affectation : et pour dire, peut-être, une parole neuve, d’user en toutes choses d’une certaine nonchalance, qui cache l’artifice, et qui montre ce qu’on fait comme s’il était venu sans peine et quasi sans y penser. ». En effet « le vrai art est celui qui ne semble être art ».

 

Cette faculté de donner une apparence de facilité, d’aisance et de naturel aux réalisations les plus ardues est une des caractéristiques de l’art de la Renaissance. C’est un peu l’art de masquer l’art. Autrefois existait une expression en français, qu’on entend encore dans la bouche de quelques vieux critiques : « de chic ». Faire quelque chose de chic, c’est le faire sans avoir l’air d’y toucher, avec une facilité apparente. Pensez à un dessin de Christian Bérard.

Une autre preuve, plus contemporaine, que le costume peut faire oublier l’effort vestimentaire : ici, les mi-bas sont restés dans les tiroirs, après tout il fait chaud. Mais la couleur parfaitement complémentaire du casque orange et des vêtements bleus est-elle due au hasard ?
Une autre preuve, plus contemporaine, que le costume peut faire oublier l’effort vestimentaire : ici, les mi-bas sont restés dans les tiroirs, après tout il fait chaud. Mais la couleur parfaitement complémentaire du casque orange et des vêtements bleus est-elle due au hasard ?

Traduction dans le domaine de l’élégance vestimentaire : la sprezzatura se manifeste, sans considération pour le style ou les circonstances, lorsque l’élégance donne l’impression de n’avoir pas été recherchée. L’écrivain, critique littéraire (et Directeur de la rédaction de la vénérable NRF) Michel Crépu, qui n’a rien d’un dandy à la ville et semble à vrai dire se soucier fort peu de la façon dont il s’habille, n’a pas manqué, dans l’un de ses derniers livres parus, de remarquer où se niche vraiment l’élégance. Le narrateur de son roman Vision de Jackie Kennedy au jardin Galliera[1], se rappelle à un moment l’époque où il fréquentait à Paris un poète argentin du nom de Ricardo Siera. Extrait :

La décontraction trop affectée produit un effet contraire de celui recherché : nonobstant l’élégance de sa mise (magnifique blazer, dans un genre court), ce voyageur sonne faux et ne semble à sa place que dans les pages d’un magazine de mode.
La décontraction trop affectée produit un effet contraire de celui recherché : nonobstant l’élégance de sa mise (magnifique blazer, dans un genre court), ce voyageur sonne faux et ne semble à sa place que dans les pages d’un magazine de mode.

« Cela m’a amené à beaucoup réfléchir depuis sur (sic) les raisons qui font qu’une femme ou un homme sont élégants ou pas et je dois dire que cette question est devenue quasi cruciale pour moi, tant sur le plan vestimentaire que moral. Tout n’a pas été dit sur ce sujet, loin de là. Dans le cas de Siera, on pouvait juger de cette élégance non en rapport avec la qualité de sa mise, mais bien plus avec l’imperceptible distance qu’il y mettait. » (pages 146-147)

 

La distance, cet air de ne pas y toucher, voilà où réside l’élégance de Ricardo Siera. C’est probablement une clef pour faire le départ entre l’élégance un peu tapageuse qui habille certains oiseaux du Pitti Uomo, lesquels manquent leur cible à force de trop viser, et l’élégance à l’estime de ceux qui se contentent, comme un cuisinier sûr de lui, d’ajouter une pincée de sel dans leur préparation sans chercher à savoir s’il en faut 4 ou 5 grammes précisément. Ces derniers parviennent à une élégance apparemment nonchalante parce qu’ils tiennent la mode à bonne distance. On pourrait avancer en forme de conclusion que la sprezzatura appliquée à la mode est un art de la mise en scène : trop léchée, elle devient théâtrale ; plus modeste, elle trouve sa place à la ville.

Une leçon de sprezzatura (Ah bon ? Vous croyez… Oui, et c’est justement là le secret) par une grande plume dans le domaine de l’élégance masculine, l’américain Bruce Boyer.
Une leçon de sprezzatura (Ah bon ? Vous croyez… Oui, et c’est justement là le secret) par une grande plume dans le domaine de l’élégance masculine, l’américain Bruce Boyer.

 

[1] CREPU, Michel, Vision de Jackie Kennedy au jardin Galliera, Editions Gallimard, Paris  2017, 219 pages

3 réponses à “La sprezzatura, bis repetita

  1. effectivement, quel curieux terme que celui-ci, jamais utilisé dans la langue italienne, je veux dire la langue normale, vulgaire, celle du quotidien mais aussi la langue savante et cultivée, il sert pourtant à définir l’élégance transalpine ou plutôt le style italien dans un abus de langage qui confine à la paresse.
    ne pas fermer les pointes de son col boutonné n’est qu’un effet de style, imité de qui nous savons.
    plier artificiellement son col de chemise n’est qu’un effet de style.
    ne pas fermer une boucle des ses monkstraps n’est qu’un effet de style.
    porter une chemise en chambray avec un costume n’est qu’un effet de style (de bon goût)
    porter des sneakers avec un costume n’est qu’un effet de style (de très mauvais goût )
    on peut multiplier ainsi les exemples, et nous les connaissons tous, à l’infini pour démonter que le terme est galvaudé, dévoyé, et que l’imitation ne vaut pas définition.
    l’art pour masquer l’art, la technique pour faire oublier l’effort , ne sert que celui qui ne fait qu’étudier son élégance et ce faisant, oublie de la vivre.
    ce qui définit donc avant tout le style italien, c’est l’art de vivre, l’art de vivre son élégance, l’art de se jouer des règles.
    quant à l’art de paraître en dissimulant l’effort fourni, l’amateur et l’esthète n’en ont que faire car d’effort il n’est jamais question.

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