Francis Kurkdjian et la chandelle de Proust

Le parfumeur Francis Kurkdjian n’a pas besoin de ces lignes pour assurer son renom. Après plusieurs succès commerciaux dans les années 1990-2000, il a cofondé en 2009 avec son associé Marc Chaya sa propre Maison, qui a réussi depuis lors à se faire une place au soleil sur un marché de plus en plus encombré¹. La création dont il va être question ici remonte à l’année 2012.

Huit ans après l’ouverture de l’exposition, son parfum demeure aussi puissant.
Huit ans après l’ouverture de l’exposition, son parfum demeure aussi puissant.
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Côté pile, c’est moins glamour, code-barres et poids net… Pour les curieux, la boîte de trois chandelles parfumées était en vente à la boutique de la Fondation Pierre Bergé – Yves Saint Laurent au prix de 25 euros.

A cette époque, le musée Yves Saint Laurent à Paris n’existait pas encore sous sa forme actuelle. En lieu et place, la Fondation Pierre Bergé – Yves Saint Laurent proposait régulièrement des expositions temporaires parfois assez éloignées du travail du couturier mais non de ses sources d’inspiration si variées, des expositions le plus souvent merveilleuses et servies par une combinaison de talents admirable.

Vers la fin de l’année 2012 s’ouvrit une exposition intitulée « Du côté de chez Jacques-Emile Blanche ». Elle mettait en valeur une belle collection d’œuvres du peintre de la Belle-époque et de d’entre-deux-guerres, surtout connu pour ses portraits d’artistes et d’écrivains. On peut citer parmi eux : Proust, Louÿs, Crevel, Gide, Cocteau à de nombreuses reprises, Morand, Montherlant, Stravinsky ou encore le Groupe des Six (comme le lecteur le plus distrait l’aura remarqué, Jacques-Emile Blanche préférait les garçons. Cet habile mondain aurait probablement introduit un peu de parité sur la toile s’il avait peint à notre époque, mais c’est une autre histoire). La qualité des quelque soixante tableaux réunis le temps de l’exposition n’explique pourtant pas à elle seule le plaisir particulier qu’éprouvèrent les heureux visiteurs cet hiver-là.

Les fées s’étaient penchées sur cette exposition, elles avaient pour noms Jérôme Neutres, au commissariat, Nathalie Crinière, à la scénographie, ou encore Jacques Grange, aux décors, grand complice en la matière du couple Bergé-Saint Laurent à la ville. Last but not least, un parfumeur encore peu connu y avait mis son grain de poivre : Francis Kurkdjian.

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Un bleu métallique et froid dans la première salle.

Flash-back : dixit le communiqué de presse, « Baigné d’une lumière tamisée par les lustres à peine éclairés, l’espace nous fait voyager dans le passé. Un exploit accompagné d’une fragrance inédite, exclusivement conçue pour l’exposition par le parfumeur Francis Kurkdjian. Concentrée dans des chandelles écrues, la formule s’inspire des matières employées à l’époque et distille un sillage puissant de rose, de jasmin, d’iris, d’ambre et d’aldéhydes, ces molécules synthétiques qui ont fait le succès du N°5 de Chanel. Un rendez-vous dépaysant. »

Célébrons ici l’élégance de l’éphémère : un parfum très inspiré, parfaitement réussi, n’aura duré que le temps d’une exposition. Pour le coup, certains visiteurs auraient aimé que le créateur se montrât plus mercantile, tant ils voudraient pouvoir trouver dans le commerce encore aujourd’hui ces fragiles témoins de cire d’un passé réinventé. J’en fait partie.

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Un style décoratif qui se cherche et accumule en attendant de se trouver ? On est bien sous la Troisième République… Dans l’angle du salon, une robe d’Yves Saint Laurent créée pour le Bal Proust en 1971.

Les esprits chagrins diront à juste titre que l’élégance ne s’envisage pas dans un rétroviseur, mais quand l’évocation du passé est si pénétrante on aurait tort de ne pas céder, oh ! rien qu’un instant, à son charme pétrifiant. Sous le charme, donc, mais pas complètement pétrifié puisque la main qui tient la carte bancaire fonctionnait encore, que croyez-vous que fit le visiteur que j’étais ? Il acheta des chandelles parfumées à la boutique de la fondation, évidemment.

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Tamara Karsavina esquisse un pas de danse, la Comtesse Bavarowska prend la pose et l’air fatigué.

Huit ans ont passé. Par hasard j’avise l’emballage vert et blanc de ces chandelles au fond d’un tiroir, en extrait les deux qu’il me reste et les dégage du papier de soie assorti. Inutile de les allumer, déjà la pièce embaume. C’est le parfum retrouvé de l’exposition, un parfum à la beauté puissante et démodée, comme un manteau du soir de la maison Doucet… Je tiens à la main ma petite chandelle de Proust ! Les roses commencent à sécher, les murs de la maison sont décorés de papier peint et le parquet craque à l’étage. La promenade olfactive suit une ligne de crête : un rien, ici ou là, et cette fragrance basculerait dans le provincial fatigué. Mais non, le miracle perdure.

Sources
Photos 1, 2 : photos de l’auteur
Photos 3, 4, 5 : Fondation Pierre Bergé – Yves Saint Laurent © Luc Castel

1 Maison Francis Kurkdjian (cette mode de baptiser du nom de « maison » les sociétés, pour faire tradition, et de les amputer de leur article pour faire moderne…) appartient au groupe LVMH depuis 2017, mais est-il besoin d’apporter cette précision dès lors qu’il est question de produits de luxe ? Les deux fondateurs conservent une part minoritaire du capital et la direction de la société.

2 réponses à “Francis Kurkdjian et la chandelle de Proust

  1. Bonsoir, je découvre votre blog avec enthousiasme ! Que pensez-vous du Baccarat rouge 540? J’en ai acheté l’eau de parfum, et elle me transporte totalement certains jours et pas d’autres, je la trouve instable. Je ne sais pas s’il s’agit de ma façon de la diffuser ou d’un « défaut » du à une modification de la formulation… si vous avez une opinion et que le cœur vous en dit, merci !

  2. Merci, Miss K, pour votre commentaire. Baccarat rouge 540 est un best-seller de la marque. J’avoue humblement que j’en reste un peu à l’écart, peut-être en raison d’une note de tête très typée « vernis à ongles », pas désagréable mais pas du genre que je porterais. Donc j’ai remis le nez dedans, c’est le cas de le dire, je n’ai pas détecté de reformulation récente mais mes souvenirs dataient, je ne serai pas catégorique. J’en ai profité pour comparer l’eau de parfum au parfum, ils sont très proches au fond, ce que je trouve plutôt agréable, quand d’autres parfumeurs introduisent de telles différences entre les produits de leur gamme suivant leur concentration qu’on n’a plus guère l’impression d’acheter le même parfum sous le même nom. Quoiqu’il en soit, Baccarat Rouge 540 mérite le détour.

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