Beige Habilleur, ou le B-A BA de l’XYZ…

Intéressons-nous aujourd’hui à une jeune enseigne qui illustre à merveille tant le positionnement que la communication d’une nouvelle génération de distributeurs. La marque Beige Habilleur, fondée en 2015, n’a pas encore atteint l’âge de raison, mais son modèle économique semble déjà mûr. Il associe un point de vente en dur (disons : outlet, pour être à la page) à un site web marchand efficace, et non l’inverse comme l’ont fait des marques plus anciennes encombrées d’un héritage d’avant le web et les réseaux sociaux.

Ambiance un rien galerie d’art dans la boutique de la rue Chardon-Lagache.
Ambiance un rien galerie d’art dans la boutique de la rue Chardon-Lagache.

Commençons la visite par le site web. Lequel est riche d’un contenu éditorialisé, étoffé, abondamment illustré de photographies bien définies, que ce soit dans les registres du packshot ou du lookbook. La profondeur de contenu permet de s’affranchir du diktat des collections, on peut aller se promener dans la collection automne-hiver 2018 si la fantaisie en prend l’internaute. On imagine ce que sera la plongée gourmande dans les pages d’un tel site dans quinze ans.
Poursuivons la visite en passant entre deux confinements par la rue Chardon-Lagache, dans un Soh-Au (South-Auteuil, un jeu de mots prisé des riverains depuis que le quartier est presque devenu tendance) qui sent déjà la Porte de Saint-Cloud. La rue Boileau est à deux pas, les anciens écoliers se rappellent avoir lu Les embarras de Paris en cours de français… A cette hauteur-là de ladite rue, c’est plutôt l’ennui qui domine. Heureusement il y a Beige Habilleur ! La boutique se situe au numéro 83 d’une rue sans pédigrée : elle fut nommée en l’honneur de M. et Mme Chardon-Lagache, fondateurs, en 1863, de la maison de retraite au numéro 1 de cette rue, on est loin de la postérité littéraire.
Le visiteur à peine entré remarque deux choses : le coin presse, inattendu, est bien fourni en titres exotiques et pointus sur le thème de la mode (vous lisez le japonais ? Bon, il vous restera les photos, n’oubliez pas de feuilleter de droite à gauche, la génération Y biberonnée au manga sait cela depuis sa première chemise button down) et il y a de la place. On respire, ici… C’est peut-être l’intérêt de s’éloigner de la rue Saint-Honoré.

Des chemises Camoshita, des lunettes Pinton, que du bon !
Des chemises Camoshita, des lunettes Pinton, que du bon !

Restons un moment dans la boutique, d’autant plus volontiers que l’accueil y est agréable, mélange de courtoisie et de discrétion. Par leur coupe, les chemises Camoshita rappellent Sulka dans les années 1980, quoique plus grossières dans la façon, mais cette réserve pourrait s’appliquer à presque tout le prêt-à-porter haut de gamme d’aujourd’hui. En outre le prêt-à-porter Sulka proposait trois longueurs de manches différentes pour une taille de col donnée, et la plus petite taille de col était le 37 (un vrai 37, et non pas seulement un col 37 cousu sur une chemise 38). La plus petite taille chez Camoshita est le 38.
La chemise button down, elle, se porte bien, sous la marque Beige Habilleur (BH) ou sous la marque Drake’s, puisque BH est un distributeur officiel de Drake’s et à vrai dire le seul en France. Rien que pour cela il mérite le détour. Dixit le vendeur : « On a essayé [de dessiner pour les chemises BH] un patron proche des Brooks Brothers de la bonne époque, ce qui donne des chemises droites (par opposition à une coupe cintrée, en vogue actuellement) et plus courtes que les Drake’s. »
Parmi les grosses pièces, notons les belles vestes Drake’s non doublées made in Italy. Relisez la phrase, quelque chose ne vous surprend-il pas ? C’est à se demander s’il reste encore des fabricants haut-de-gamme au Royaume-Uni. Oui, certes, Invertere et quelques autres PME courageuses, mais tout cela ne doit plus peser bien lourd dans la balance commerciale du royaume. Puisque qu’on parle de British production, les plaids Elgin sont magnifiques et généreux (190×140 cm).

Le col roule comme il faut pour Drake’s, avec cette classique button-down en oxford bleu. On ne peut que regretter la présence d’un ridicule et inutile bouton de col supplémentaire dans le dos.
Le col roule comme il faut pour Drake’s, avec cette classique button-down en oxford bleu. On ne peut que regretter la présence d’un ridicule et inutile bouton de col supplémentaire dans le dos.

Outre Drake’s, largement représenté, le nombre de marques distribuées par BH est impressionnant. Contrairement à ce qu’on observe souvent chez des distributeurs plus anciens, ces marques ne révèlent aucun tropisme particulier : on y rencontre des producteurs de tous les pays de la planète sartoriale. Le point commun est la sélection de modèles qui s’écartent souvent de la veine la plus classique des marques connues, pour chercher plutôt le twist (comme dirait Paul Smith, qui définit souvent son style comme « classical with a twist »).
Paradoxalement, les modèles plus classiques viennent du Japon, car chacun sait que dans l’archipel sont produits les derniers exemples d’un prêt-à-porter occidental conservateur de grande qualité. A titre d’exemple, le trench-coat en coton signé Haversack ferait pâlir le mastic d’un Ralph Lauren de la grande époque.

Le pardessus "CORB II", sous la marque Cohérence, est un joli pardessus en gabardine de coton qui juxtapose de façon réussie la poche ticket et la poche plaquée à rabat.
Le pardessus « CORB II », sous la marque Cohérence, est un joli pardessus en gabardine de coton qui juxtapose de façon réussie la poche ticket et la poche plaquée à rabat.

Une liste ? Allez, une liste, ça donnera un petit air de roman américain à cette virée dans South Auteuil… Lecteurs, prenez votre souffle, voici quelques marques présentes chez BH : Armorial, Barbarian, Begg & Co, Borsarello, Bresciani, Camoshita United Arrows, Cohérence (superbes pardessus que je qualifierais de néo-classiques), Drake’s, Edward Green, Fox Umbrellas, François Pinton, Grenfell, Harpo for BEIGE, Haversack, Heimat, Husbands, Invertère (on ne peut que regretter que la production d’Invertère reste si confidentielle), J.M. Weston for BEIGE, Jacques Marie Mage, John Smedley, Johnstons of Elgin, Kawec, L’Aiglon, Lavabre Cadet, Lock & Co, Mackintosh, Merola Gloves, Padmore & Barnes, Paraboot, Resolute, Ring Jacket. Ouf, je me suis lâché mais j’ai pourtant élagué, promis, j’ai coupé les branches les moins jolies à mes yeux.

Que ce soit en ligne ou en dur, on sent que le distributeur cible les générations X et Y (la génération Y ou les milléniaux, en anglais : millennials, regroupent l’ensemble des personnes nées entre le début des années 1980 et la fin des années 1990). En d’autres termes, BH cible une clientèle souvent peu éduquée en matière de vêtements, faute de transmission de la part de ses aînés, et peu exigeante en ce qui concerne la finition, une clientèle qui en une génération a fait du sneaker un chaussure de ville acceptable. On ne peut dès lors que louer l’exigence de qualité de l’enseigne, au-delà de sa parfaite maîtrise de la grammaire du commerce avec ces nouvelles générations de clients avides de découvertes vestimentaires.
Cette clientèle a ses propres codes, et ce n’est pas un hasard si BH a émergé à peu près en même temps que l’Etiquette, un journal de mode masculine fort recommandable, au ton et à la ligne éditoriale nouveaux sur le marché. Reste à voir si les générations X, Y et bientôt Z adopteront un jour le costume et la cravate ou si elles feront de leurs aînés les derniers des Mohicans de la mode masculine.

Quelques belles étoffes, les vestes jouent des épaules pour se faire voir
Quelques belles étoffes, les vestes jouent des épaules pour se faire voir

Sources des images : www.beige-habilleur.com et photos de l’auteur

2 réponses à “Beige Habilleur, ou le B-A BA de l’XYZ…

  1. Je confirme, lieu excentré (sauf pour qui vit à so-au) mais fort recommandable. Ils ont même des cravates, audacieux quand on vise cette (plus si) jeune génération !

  2. Une belle adresse dans un quartier très calme, peu fourni en enseigne de vêtements masculins. La sélection est qualitative, et la présentation précise. Le mélange de tenues casual et habillées est une formule gagnante que beaucoup de distributeurs embrassent pour toucher un public plus large. Ce type de boutiques fait du bien, et ferait presque oublier à l’auteur de cet article la fermeture d’Old England ! Ah la grande époque !

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