Mais, chérie, ça fait au moins vingt ans que je l’ai…

Un bon tailleur sait que certains de ses clients ajoutent une exigence lorsqu’ils viennent lui passer commande d’un nouveau complet : il faut que ce dernier n’ait pas l’air neuf. Si cette exigence ne trouve pas sa place dans le cahier des charges à quoi équivalent les notes prises en même temps que les mesures, elle n’en est pas moins importante aux yeux de ces clients-là, qui jugent qu’il serait du dernier vulgaire d’exhiber un vêtement qui sort tout juste de l’atelier et se souviennent que Brummel faisait d’abord porter ses vêtements par son valet de chambre avant de les porter lui-même.

Le Prince Charles est réputé n’avoir porté que deux pardessus de toute sa vie. C’est faux, mais le pardessus qu’il porte ici lui tient chaud depuis au moins quarante ans.
Le Prince Charles est réputé n’avoir porté que deux pardessus de toute sa vie. C’est faux, mais le pardessus qu’il porte ici lui tient chaud depuis au moins quarante ans.

Ce qui peut passer pour du snobisme ou une anglophilie mal placée est aussi une pratique heureuse pour la paix des ménages, en cela elle devrait être plus encouragée. Je m’explique. Il y a toujours des dépenses plus urgentes ou plus importantes pour un plus-ou-moins-jeune ménage que l’achat de vêtements ou d’accessoires de mode. Monsieur aura beau expliquer à madame que ce costume-là est taillé pour vingt ans de service, voire davantage, il n’y en a pas moins un risque de scène… de ménage si le prix de cet achat vient aux oreilles de madame. Alors si par bonheur le petit dernier dans la penderie pouvait se faire oublier, donner l’impression d’être bel et bien là depuis vingt ans, ce serait peut-être préférable.
Heureusement pour nous, la mode masculine évolue avec lenteur et les vêtements bien choisis défient le temps et les modes. Ainsi d’un complet en flanelle grise taillé suivant la morphologie et le style du client plus que la mode de l’automne. Ainsi d’une cravate à pois de largeur moyenne, c’est-à-dire sage. L’observateur le plus averti aura du mal à dire si elle a été produite en 1997 ou en 2022 (au train où vont les choses, on n’en produira peut-être plus en 2023, alors dépêchons-nous de mettre en danger le budget du ménage).

Ce genre de tissu, ce genre de coupe… Ca n’a pas pas d’âge, mon bon monsieur (en l’occurrence ça sortait de chez Sartoria Solito en 2019).
Ce genre de tissu, ce genre de coupe… Ca n’a pas pas d’âge, mon bon monsieur (en l’occurrence ça sortait de chez Sartoria Solito en 2019).

Un petit mensonge domestique assumé se révèle plus facile lorsque son objet a effectivement plusieurs années au compteur. Je veux parler ici du vintage. Bien sûr, si vous achetez une Jaguar type E, ça se verra…
Mais imaginons un crime plus discret de lèse-frugalité : vous venez de craquer pour une paire de boutons de manchettes chez un antiquaire ou dans une vente aux enchères. Ou bien vous avez encore acheté une montre de collection. Et vous éprouvez, comme il convient, des scrupules en pensant que le budget du ménage et les études de vos enfants sont désormais en danger et que, plus près de vous, des critiques risquent de pleuvoir sur cette dépense somptuaire. Pas de panique ! Nous en sommes tous passés par là. Il vous suffira de répondre sur un ton mi-indigné, mi-amusé à votre femme étonnée : « Mais, chérie, ça fait au moins vingt ans que je l’ai. » Un soir de bonne volonté, ça peut passer, pour la bonne raison que c’est vraisemblable.

Une paire de boutons de manchettes « raquettes » en or des années 1950, un joli travail français qui tient la distance.
Une paire de boutons de manchettes «raquettes» en or des années 1950, un joli travail français qui tient la distance.

Et c’est là que les tendances du jour deviennent complices : le vintage a fait tache d’huile… Alors votre costume neuf, qui surtout n’a pas l’air trop neuf, vous direz que vous l’avez trouvé chez le fripier de la paroisse et qu’il sort du pressing, ça passera comme un e-mail sans la poste.

Une dernière pour le plaisir des yeux ? Veston napolitain de chez Rubinacci, datant des années 1930, exposé à New York en 2014 au Museum at the Fashion Institute of Technology.
Une dernière pour le plaisir des yeux ? Veston napolitain de chez Rubinacci, datant des années 1930, exposé à New York en 2014 au Museum at the Fashion Institute of Technology.

 

Sources photographiques : Getty Images, Sartoria Solito, photo de l’auteur et MFIT/Eileen Costa.

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