Le comble de l’élégance ou l’éloge du gris muraille

Le comble de l’élégance ? c’est de s’habiller aussi mal que ses contemporains, pour ne pas leur faire sentir leur mauvais goût. Voilà le genre de sentence provocatrice auquel j’aboutis après quelques années de réflexion régulièrement partagées dans ces pages et à ce sujet.

En effet, si s’habiller vraiment aussi mal que ses contemporains semble hors de portée de quiconque marque un tant soit peu d’attention au choix de ses vêtements, il peut néanmoins être courtois et opportun de jouer profil bas si l’on ne veut pas rompre, pour satisfaire de futiles recherches, le toujours fragile lien social qui unit le consciencieux gandin au porteur de vestons thermocollés et autres sweat shirts à capuches. Comme le dit le Lao-Tseu : « Le sage se garde de l’excès, de la démesure, du luxe. » (traduction de Jean LEVI)

Revers de costume de gris en flanelle avec une milanaise
Le costume gris, comme le vin rouge, offre mille nuances, et les médecins n'excluent pas qu'il soit bon pour la santé d'en consommer une fois par jour.

L’attitude que je professe ici avec modestie participe donc de deux choses l’une, soit d’une forme d’élégance plus morale que strictement vestimentaire ou esthétique, soit d’un calcul social. Le nivellement qu’elle implique prête le flanc à la critique : quid de la personnalité ? de l’audace ? Je ne les crois pas contredites par la sagesse ni par le calcul, mais elles doivent être mesurées à leur aune. Prenons un exemple.

A l’heure où l’été pointe le bout de son nez brûlant, les vêtements de flanelle grise vont bientôt pouvoir passer quelques mois au placard. Quoi de moins audacieux qu’un costume de flanelle grise ? Si vous portez des mi-bas violets avec un tel costume, vous montrerez une audace réduite à quelques centimètres visibles par intermittence, encadrés pour ainsi dire entre un pantalon et des souliers classiques, qui vous attirerons la sympathie complice de certains sans heurter la sensibilité des autres. Tandis que si vous portez un costume de flanelle violette, vous aurez l’air de vous être échappé de la distribution de Batman.

Veste grise en flanelle
- Vous êtes sûr que ça conviendra ?

A cet égard, le dandysme d’un Lapo Elkann, vêtu ici d’un costume en coton vert d’eau, là d’un costume corail, ou encore d’un paire de lunettes tombée du sac à main de Michou, s’écarte des voies de la sagesse. Lapo Elkann fait-il de sa vie une œuvre d’art ? De sa garde robe, assurément. Mais le dandysme, manifestation d’individualisme extrême, égocentrique, n’est une forme d’élégance que dans un groupe et dans la mesure où l’originalité de l’autre est valorisée, jugée enrichissante pour le groupe. La plupart du temps, tel n’est pas le cas. Au contraire, la distinction par le vêtement apparaît souvent comme douteuse et choquante, tolérée seulement chez les représentants de professions créatrices.

L’élégance vestimentaire, vue sous cet angle, participerait donc de l’art du camouflage, permettant de se fondre dans un milieu et des circonstances donnés. Et la flanelle grise se fond bien !

L’autre jour, un jour Vigipirate de plus, en croisant trois militaires qui patrouillaient au milieu de la foule pressée de La Défense en semaine, parmi les cols blancs, et surtout les costumes gris, je me suis fait la réflexion que ces derniers étaient en parfaite tenue de camouflage, eux aussi, gris sur gris. La tenue des premiers était simplement inadaptée à leur environnement immédiat, ce qui les faisait repérer à un kilomètre. De sorte que si nous travaillions tous en forêt, j’en serais ici à recommander d’autres couleurs pour louer la même discrétion dans l’expression du goût : cinquante nuances de vert, marron, fauve.

Arrivé à ce point, le lecteur aura déjà relevé qu’une élégance ainsi maîtrisée trahit une forme de démagogie. Dans ces conditions, il ne s’étonnera pas que les exemples les plus heureux de cette élégance se trouvent souvent parmi le personnel politique. Un Laurent Fabius, pour ne prendre qu’un seul exemple, mériterait qu’on consacrât un article à sa capacité à faire oublier une garde robe de qualité supérieure, choisie avec goût et portée avec soin.

Pour qui adopte une telle forme d’élégance, les choix vestimentaires deviennent plus simples. Faut-il suivre la mode ? Oui, bien sûr, mais de loin. C’est le meilleur moyen de ne pas se faire repérer. Faut-il délaisser la cravate ? Oui, aux universités d’été. Faut-il dépenser pour des tissus de luxe ? Oui : à la télévision on les repère mal… Machiavel aux petits pieds, certes, mais bien chaussés.

Je viens de dire en quoi le gris était louable dans son uniformité sage et consensuelle. Mais je n’ignore pas que je le condamne en le louant : si une forme de costume aussi immuable devait s’imposer, deux pièces gris pour tout le monde, alors le costume prendrait le même chemin que le smoking, les consommateurs s’en détourneraient comme d’un carcan stylistique dans lequel ils refuseraient de laisser enfermer leur créativité (leur mauvais goût), et ne le considéreraient plus que comme le vêtement obligé de circonstances de plus en plus rares. En attendant, vive le costume gris !