Qu’est-ce qu’un homme de goût ?

L’année dernière a paru chez Actes sud un petit livre à la couverture étroite et pétillante, intitulé Théorie de la bulle carrée¹. Il y est question de champagne. Son auteur, Sébastien Lapaque, n’en était pas à un coup d’essai en matière de littérature vinicole, et la lecture de son très attachant opus Chez Marcel Lapierre, paru chez Stock en 2004, peut être recommandée à tous les œnophiles (même, et peut-être surtout, à ceux qui regardent le gamay avec suspicion et le morgon comme un vin de cocher).

Je n’ai jamais été un fanatique du style Noiret, souvent trop costume de théâtre à la ville, mais il reste tout de même une référence en France et assurément un homme de goût
Je n’ai jamais été un fanatique du style Noiret, souvent trop costume de théâtre à la ville, mais il reste tout de même une référence en France et assurément un homme de goût.

Dans le récit champenois de Sébastien Lapaque, un vigneron occupe une place centrale‍­: Anselme Selosse, bien connu des amateurs de champagne les plus pointus et les plus exigeants. Certains de ses distributeurs parlent de « haute couture » pour qualifier ses cuvées les plus rares, preuve que la tête leur tourne à leur seule évocation, ou qu’ils ont abusé de la dive bouteille en rédigeant leur catalogue. Plus prosaïquement, il ne faut pas avoir peur de pousser le bouchon très loin en matière de discours commercial, pour justifier un prix de vente dissuasif.

Là encore, un peu comme de celui de Philippe Noiret, je ne suis pas fanatique du style de Lorenzo Cifonelli, mais il fait partie des très rares créateurs de mode qui aient vraiment bon goût.
Là encore, un peu comme de celui de Philippe Noiret, je ne suis pas fanatique du style de Lorenzo Cifonelli, mais il fait partie des très rares créateurs de mode qui aient vraiment bon goût.

Au fil des pages, Anselme Selosse se révèle un philosophe avide, curieux de répondre à des questions qui exigent d’avoir beaucoup bu avant de tenter de leur apporter une réponse. Cela vaut parfois au lecteur des pages de khâgneux, mais à condition de s’accrocher au goulot il est possible d’y prendre goût. Exemple :
« Anselme […] raffolait de problèmes d’étymologie. Il affectionnait les mots, les dictionnaires et des mots connaître l’origine. Dans la journée, cet homme concentré sur sa tâche s’arrêtait volontiers pour discuter le sens d’un mot avec sa femme Corinne. « Sève, saveur, savoir, ce sont trois mots qui ont la même origine latine : le verbe sapere, avoir du goût. C’était vrai et c’était beau, quand on y pense, cette familiarité entre le savoir et le goût. La connaissance était une affaire de gourmandise. A cette connaissance, premier des attributs de Dieu selon les théologiens du Moyen-Age, s’associait la sagesse, don de l’esprit et autre dérivé du latin sapere. Cette vertu, dont Aristote expliquait qu’elle consistait à ordonner et à juger, était indispensable au vigneron. Elle différait de la science, vertu active, en ce qu’elle était purement spéculative et contemplative, visant le vrai pour lui-même. Par-là, elle la subsumait.

Carry Grant dans North by Northwest, image transmise ad nauseam d’un style classique intemporel. Il n’est pas sûr que l’acteur ait eu le bon goût qu’on lui prête, mais il savait choisir ses fournisseurs.
Carry Grant dans North by Northwest, image transmise ad nauseam d’un style classique intemporel. Il n’est pas sûr que l’acteur ait eu le bon goût qu’on lui prête, mais il savait choisir ses fournisseurs.

Subsumer, dîtes-vous ? encore un mot venu du Moyen-Age. Chez Thomas d’Aquin, l’universel subsume le particulier : il le surplombe et l’enveloppe. Chez les Modernes, subsumer c’est appliquer un concept intellectuel général à une intuition sensible particulière. C’est peu dire qu’Anselme Selosse passait ses jours et ses nuits à la subsumption. »

Une vie exemplaire, c’est surtout un bon goût exemplaire… Page après page, il n’y a pas une faute chez le double fantasmé de Floc’h.
Une vie exemplaire, c’est surtout un bon goût exemplaire… Page après page, il n’y a pas une faute chez le double de papier de Floc’h.

En relisant trois fois cet extrait pour m’assurer de ne commettre aucun contresens, j’essaie de l’appliquer à la mode masculine et d’en pousser le raisonnement un peu plus loin. Pour un esprit comme le mien, peu versé dans la philosophie, on parvient rapidement à formuler plus de questions que de réponses.
Ainsi, dans la mode, où le goût se trouve-t-il ? Dans le vêtement, qui a une saveur, ou chez celui qui le porte et qui sait l’inventer ? Un vêtement est-il de bon goût comme une pomme ou un vin ? Disons Oui, et plutôt comme un vin que comme une pomme. C’est-à-dire qu’il faut avoir vu beaucoup de vêtements pour juger si tel ou tel est de bon goût, de bon ton, et chacun aura remarqué combien il est difficile de porter un tel jugement sur un vêtement exotique, appartenant à une culture dans laquelle on ne dispose d’aucun repère. Imaginez-vous à Oman en train d’essayer de juger du bon goût des dishdashas² portées par les hommes que vous croisez dans la rue, par exemple.

Je ne crois pas, en matière de mode, surtout de mode masculine, à un bon goût ex nihilo. A la rigueur, la juste association des couleurs peut reposer sur une simple intuition, par exemple le choix d’une couleur de chemise ou de cravate particulièrement en harmonie avec sa complexion, la couleur des yeux, de la peau, des cheveux. Mais toutes les autres associations dans l’art de se vêtir renvoient plus ou moins consciemment à des codes et des usages qui varient dans le temps comme dans l’espace.
De même que l’appréciation du vin nécessite un apprentissage et une expérience, l’appréciation du vêtement n’en peut pas non plus faire l’économie. Un homme de goût est un homme qui connaît les règles du bon goût de son temps et qui en a fait l’expérience.

Mais à quoi voit-on la connaissance de ces règles et leur expérience ? Elles ne sont certes pas inscrites sur le front du connaisseur. Ce que nous voyons, ce n’est pas le bon goût du connaisseur, mais sa manifestation dans sa mise. On serait tenté d’écrire en réponse à la question du titre de cet article, ou en conclusion, et pardon pour le paradoxe, que l’homme de goût est invisible. Voilà certes une conclusion qui n’aidera pas le lecteur à choisir une cravate le matin !

Et l’homme de goût est… Une femme ! Inès de La Fressange, toujours au sommet du bon goût.
Et l’homme de goût est… Une femme ! Inès de La Fressange, toujours au sommet du bon goût.

1 LAPAQUE Sébastien, Théorie de la bulle carrée, éditions Actes sud, ARLES 2019, pages 40-41
2 Il s’agit des robes, généralement de coton blanc, portées par les hommes dans la péninsule arabique, sous des noms divers : gandourah, qamiss, etc

3 réponses à “Qu’est-ce qu’un homme de goût ?

  1. Le bon goût se manifeste effectivement avec discrétion, passant même inaperçu pour la majorité des yeux qui l’observent. Mais le bon goût peut-il aussi s’exprimer de manière plus évidente et franche ? A mon humble avis, oui, il le peut, mais plus rarement ; c’est peut-être là le bon goût ultime, celui qui se remarque immédiatement sans jamais franchir la barrière de l’ostentation.

  2. Merci pour ces commentaires qui donnent l’occasion de modeler davantage ce sujet mineur ici traité par l’esquisse. Je distingue en effet a priori le style du bon goût. « Le style, c’est l’homme », avons-nous tous entendu, souvent hors de propos mais pas pour autant hors sujet (au fait, je crois que c’est à Buffon qu’on doit cette phrase originelle : « Le style est l’homme même », pas très originale à vrai dire, puisque des exemples proches en préexistaient). Le bon goût, quant à lui, c’est un peu La Gazette du bon ton, et l’homme de goût est celui qui a digéré le bon goût de son temps et sait l’exprimer. En ce sens, le bon goût est un peu la grammaire du style. Le reste ? à chacun de l’écrire pour soi et pour les autres.

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